Prose d’ici

En sorte que la chronique ancienne et les recherches modernes s’accordent au superbe patois des couplets, tout ensemble pieux et comiques, pour nous enseigner les vaines terreurs de l’armée en chemin; comment les signes apparus dans les nuages de la nuit, lances et chevrons de feu, étonnèrent les courages: et ce n’étaient que les jeux célestes de la bise et de la lune au delà des nuées épaisses; comment, à Champel, l’avant-garde crut tomber sur une troupe de Genevois en embuscade, prête à l’arquebuser: et ce n’était qu’un rang de pieux à sécher la serge des tisserands; comment, sous les murs de la ville, un vol de canards, s’élevant du fossé à grand bruit d’ailes et à grands cris, pensa donner l’alarme aux Genevois et leur renouveler l’office qu’autrefois les oies du Capitole avaient rempli à l’égard des Romains: mais, au rebours des Romains, les Genevois dormaient; comment enfin la herse, abattue à propos, sauva la ville grandement menacée par le pétard du pétardier Picot. Tout enfants, nous apprîmes le noble comportement des femmes de Genève, en cette conjoncture: «sacrifiant leur paillasse sur l’autel de la patrie», elles en firent des bouchons enflammés, qu’elles jetaient par les fenêtres pour éclairer le rempart et la rue, où leurs hommes combattaient en chemise. Et, nom d’une pipe, nom d’une pique, veux-je dire, ils devaient avoir du cœur à se réchauffer, en travaillant et de pointe et de taille, pour peu que la bise soufflât comme il arrive qu’elle souffle aux petites heures, où la bataille cette nuit-là battait son plein sur les cuirasses noires, par un matin d’un beau dimanche et par un jour qu’il faisait bien froid:

Pè un matin d’onna belle demanze,
Et pè on zeur qu ‘y fassive bin frai

Qui de nous aurait oublié l’exploit de la Mère Royaume? C’était une femme de chair et d’os, si sa marmite est toute légendaire: car ce fut d’un pot d’étain qu’elle coiffa un Savoyard furieux. L’histoire qui l’affirme n’a pas établi moins sûrement que Mme Royaume en assomma un autre, laissant choir sur lui un fond de tonneau. Pour rendre tout à fait justice à cette héroïne, il convient de dire encore que, s’il est vrai qu’elle avait le poing vigoureux, il est acquis à nos fastes que Mme Royaume n’était point vieille du tout: il se peut même qu’elle fût jolie. Personne, enfin, n’ignore la façon dont les ennemis sortirent de Genève, plus vite qu’ils n’y étaient entrés, sur le coup de canon qui, rompant leurs échelles et ruinant leurs espérances, fit croire à d’Albigny, lequel attendait à Plainpalais avec le gros de l’armée, que le pétard de Picot jouait à merveille et que la ville était prise. D’où son message de victoire un peu prématuré à Charles-Emmanuel, qui le reçut à Pinchat, d’un messager hors de souffle et plein de joie:

Sen Altesse dessu Pincha étive.
Yon d ‘antre leu s’ancoru pè li dire
Que le petar avait fai son aifour,
Qu ‘on alavé fare antra to le grou.

Si bien que, tandis que M. de Savoie retrottait du côté des Tremblières et du Chatillon, heureux, faraud comme au beau soir de ses noces, et davantage encore s’il se peut, les soldats de Brunaulieu dégringolaient du haut des murailles de Genève, cul par dessus tête, dans le fossé où Père Alexandre, le Jésuite, en reçut un sur le sommet. Père Alexandre connut en cet instant qu’il est plus aisé de tomber du ciel que d’y atteindre. Or, c’est tout justement lui qui venait de dire, désignant aux escaladeurs les échelles: «Vous n’avez rien à craindre. Las ! mes enfants, dépêchez-vous de monter! Je vous fais tous aller en paradis.»

Y ne vo fo ran crandre.
Las! mous enfan, dépassi de monta!
En paradi ze vo fai to alla.

Dites! Cette chanson épique du Cé qu’è lainô, dont le malheur est que l’on ne chante plus que trois ou quatre strophes (elle en a soixante-huit), n’est-ce pas qu’il est temps de la rendre tout entière aux Genevois, maintenant que l’érudition de M. Oscar Keller nous en a restitué le texte dans toute sa force naïve, comme on le peut voir par la version libre que nous proposons ici-même. Quant à l’assaut et à la défense de la ville, il est inutile d’insister sur les faits d’armes des Genevois, dans la confusion de vingt torches sanglantes, cependant que partout l’on crie: «Vive Espagne! Vive Savoie!» et que sonnent à Saint-Pierre la Clémence grave et la folle cloche d’argent, jusqu’à la déroute des cuirasses noires et des lanternes sourdes, quand, tout soudain, s’acheva la bagarre: et les citoyens s’en furent se coucher, sur le coup de cinq heures, les uns avec leurs femmes et les autres tout seuls. Le Duc, s’étant endormi au Chatillon sur un oreiller de victoire, eut l’éveil pénible que l’on sait, lorsque d’Albigny parut avec le jour et la nouvelle de l’échec, du désastre de l’Escalade, et de la mort héroïque de Brunaulieu. Alors, dit-on, la cour du Chatillon retentit de l’apostrophe mémorable de M. de Savoie, noir de rage, au pâle, au défait d’Albigny: «Vous nous avez fait là une belle cacade!» D’autant plus belle que M. de Savoie avait, au débotté, fait partir un courrier pour Paris.

Sen Altessé, an granda dilijance,
Onna pousta manda u roi de France:
Que Zeneva il avive surprai,
Que cela nai il y farai son liai.
«Vantre sin gri!» se dit le roi de France. Mais:
An mémo tan, onna lettra arrive,
Qui le couda fare créva de rire,
Que dessivé: «Lou Savoyar sont prai.
Lou Genevoi lou pandon orandrai.»

C’était l’exacte vérité, à cela près que, lorsque le roi Henri sut la nouvelle, il y avait quelques bonnes heures déjà que l’on avait eu le spectacle d’une belle penderie aux remparts, tant de gentilshommes que de soldats, car le Conseil avait fait leur procès presque aussi vivement que le bourreau, l’illustre Tabazan, avait mené l’exécution sur l’Oie, ce beau boulevard, «dessus l’Oyé, celi bio béluar».

Les Genevois comptèrent dix-sept morts à l’affaire de l’Escalade. Citoyens, femmes, enfants, la cité suit leur dépouille meurtrie au cimetière de Saint-Gervais, où l’épitaphe latine, gravée dans la pierre au mur du temple, honore simplement, noblement, la mémoire éternelle de ces braves: Paix à leurs âmes. Paix à celles des Savoyards tombés à l’Escalade. Paix à l’âme de Charles-Emmanuel: il croyait à ses droits sur Genève; il croyait servir contre nous la cause de Dieu. Capable de ruse et de cautèle, ni plus ni moins qu’un diplomate d’aujourd’hui, ce fut un grand prince. Nous le disons de bon cœur avec M. Louis Dimier. Mais cet historien du premier mérite a tort d’ajouter que c’est au mépris des lois de la guerre que les Genevois pendirent les gentilshommes du Sérénissime Duc de Savoie. Cette condamnation, selon M. Dimier, «c’était la revanche de la peur». Cette condamnation, c’était, en toute justice, le châtiment de la félonie: on châtiait la violation délibérée du traité, la comédie pacifique, très courtoise et très indigne, dont Charles-Emmanuel avait amusé les courtauds de boutique, pour les mieux endormir. Brignolet mourut proprement, sur le rempart, en soldat qu’il était. Chaffardon, Sonas et Attignac, entre autres, n’eurent pas cette adresse: ils se laissèrent prendre, dans une affaire où ces gentilshommes savaient ce qu’ils risquaient en faveur de leur prince: ils y risquaient l’honneur. Selon les lois de la guerre, en ce temps comme au nôtre, la victoire seule les eût blanchis, à la tristesse du petit nombre des hommes capables d’aimer la raison et l’équité, mais elle les eût blanchis et justifiés aux yeux de tous les autres. Chaffardon, Sonas, Attignac furent attrapés, l’arme dans la main, à faire ici métier de larrons et d’aventuriers: ils apprirent, au bout d’une toise de corde, le poids de leur derrière. Cela était dans toutes les règles, monsieur Dimier, car, si ces gentilshommes servaient leur prince et leur foi, (et Sonas avait son père à venger) l’entreprise en était-elle moins déloyale? Ils y rencontrèrent une mort infamante, qu’ils avaient méritée. Quelque chose les en relève à nos yeux: c’est qu’ils surent mourir avec courage, l’endemain de leur escalade manquée. Comme quoi Cé qu’è l’ainô avait marqué sa tendresse pour les Genevois, ses enfants.

Pè sous anfan il a de la tandresse
A bin voulu se bouta à la brèche,
Et ranversa lous ennemi mordan
Que vegniron fare lous arrogan.

Dedian sa man a y tin la victoire,
A lui solet en démure la gloire.
A to zamai son Sain Non sai begni!
Amen, amen, ainsi, ainsi soit-y!

En ce temps-là, les ennemis de Genève étaient dehors. Ils sont aujourd’hui dans la ville, à faire ici les arrogants. Il n’est pas

de batailles que celles qui se livrent par les armes. Puissions-nous défendre Genève alors qu’il en est temps encore, avec l’aide et au nom de «Celui qui est en haut». Amen, amen, ainsi, ainsi soit-y!

Gabriel Schmutz
(Compagnie de 1602)

   
       
         
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