Chronique historique

"L'Escalade: à l'attaque de la Cité genevoise"

à l'heure qu'il était, c'est-à-dire au crépuscule brumeux d'une journée qui avait été claire et très fraîche, tandis que la bise au loin brassait le lac devant Genève, le Duc admirait son armée et se louait de la manière dont messieurs d'Albigny et La Val d'Isère avaient mené l'entreprise au point où il pouvait la voir, tout près de son heureux achèvement. Rassemblées à la Roche, à Bonneville et à Bonne, les bandes guerrières venaient d'opérer leur jonction sans bavure. Il en avait l'agréable spectacle, et tout allait vraiment au gré de ses souhaits, selon les guises de son cher d'Albigny. Quelle patience, quel art, quel secret dans l'élaboration de ce grand coup de main! Dans l'accomplissement, quelle exactitude, quelle célérité, quelle décision! Son armée sdéfilait sous ses yeux en bon ordre. à la tête, comme il se doit, les chefs: d'Albigny et sa compagnie, avec Brunaulieu, ou Brignolet, le Picard, gouverneur de Bonne, qui aurait l'honneur de conduire l'assaut où donneront d'abord, à l'escalade, ses trois cents hommes d'élite. Et il y en a soixante armés de toutes pièces, dont les cuirasses ont été noircies pour rester noires dans le noir de la nuit; soixante autres n'ont que le casque et le plastron; ils portent l'escopette accrochée à la ceinture. Plusieurs ont en outre la demi-pique sur l'épaule. Et le gros des escaladeurs montera aux échelles la salade en tête, le mousqueton au poing. Certes, voilà une belle avant-garde! Et Brunaulieu est homme de coeur. Il s'est fait donner l'extrême-onction: il saura mourir ou vaincre. Voici le régiment La Val d'Isère, et devant les premiers rangs des fantassins chevauchent, aux côtés du baron, les meilleurs gentilshommes de la maison du duc. Il reconnaît Chafardon et d'Attignac, et ce pauvre comte de Sonas dont les Genevois ont tué le père à l'affaire de Monthoux, quelques année en çà. Après la masse disciplinée des fantassins (ils sont bien mille), quatre compagnies d'argoulets, pour encadrer le matériel d'assaut; on le transporte à bras d'hommes sur les brancards, ou à dos de mulets. Il y a des fascines en nombre suffisant pour fournir des fagots à dix foyers l'hiver durant. On emploiera celles-ci à combler le fossé, et pour ne pas s'y embourber, on jettera par-dessus les fascines des claies fabriquées avec les branches de l'osier que les paysans d'ici plantent à l'entour des champs (son Altesse connaît ce détail). On emporte des tenailles capables de couper des chaînes très lourdes. Si les chaînes de Genève ne se laissent pas entamer aux tenailles, elles ne résisteront pas aux marteaux: ceux qu’on a sont en acier d'Espagne, avec un tranchant d'un côté. On emporte aussi des pétards perfectionnés pour faire sauter les portes. Enfin, surtout! on a les échelles. Chefs-d'oeuvre de l'industrie militaire, ces échelles démontables, "d'un artifice exquis", paraîtront encore si nouvelles et si admirables à l'historien Matthieu, quinze ans après l'Escalade, qu'il donnera deux grandes pages à leur description dans son récit de "L'entreprise du duc de Savoie contre ceux de Genève". Ah! Charles-Emmanuel a la partie belle. Pourrait-il bien douter du succès, quand il a mis dans ses chances, après toute sorte de précautions, de si ingénieuses machines, avec plus de mille hommes, la plupart soldats éprouvés? Tels sont en effet les Espagnols, les Napolitains, les Français "reniés", tous anciens ligueurs, qui composent le corps mercenaire de l'armée. Pour les Savoyards, hormis les capitaines, ils ne comptent guère; ce sont d'ailleurs de pauvres diables qui ont dû suivre leur seigneur, courtisan de son Altesse: un Sonas ou un Chafardon. Vive Savoie et vive Espagne! Demain, sur les comptoirs des courtauds de boutiques, les braves de Monseigneur se partageront le drap, le velours et la soie, en mesurant l'étoffe à l'aune de la pique. Monseigneur permet le pillage après que les tambours auront battu dans la place conquise. Heureux les escaladeurs de Brignolet, ils seront les premiers servis! On les a spécialement avertis de massacrer les mâles sans quartier. Les jeunes, les vieux, hardi! tout est passé au fil de l'épée: vive Savoie! Puis, les corps bien lardés, au Rhône! Et vive Espagne! Là-dessus, les vainqueurs se pourront occuper à loisir du violement des femmes et des filles: on les leur abandonne. Quant aux femmes enceintes, la chose est dite: elle seront fendues toutes vives, et leurs fruits escrabouillés. Il y a d'autres réjouissances encore: les ministres de l'église de Genève, proprement tenaillés, seront grillés à petit feu, ensuite réduits en poudre, "à la réserve de la tête du plus ancien", laquelle sera portée à Rome pour être offerte au pape en présent agréable. C'est à quoi devaient s'attendre ces messieurs de la vache à Colas, s'il faut en croire une chronique du temps. Mais je me sens tenu de marquer aussitôt qu'elle part de la main d'un huguenot très fâché, et m'est avis qu'il ne manquerait pas d'imagination. A vrai dire, je le soupçonne d'avoir exagéré à plaisir la férocité des ennemis de Genève, dans les intentions qu'il leur prête. Pour les troupes ducales, il s'agissait tout bonnement d'emporter l'assaut de la ville, d'y tuer le plus de citoyens qu'il se pourrait, puisqu'on en avait l'ordre, et de piller les maisons en violant les dames et les demoiselles, ainsi que l'on avait reçu licence de le faire, et selon l'usage immémorial des héros. Le moral de l'armée était donc excellent, et lorsque les derniers argoulets eurent passé devant M. de Savoie, ce fut l'esprit léger et le coeur gros d'espoir que le prince rendit la main à son cheval pour s'en aller attendre au château des Tremblières, en dînant, l'heure de galoper vers les hauteurs de Pinchat sur Carouge. Là, d’un moment à l’autre, les courriers viendraient lui rendre compte des progrès de la bataille. A l'aube, Genève serait à lui, redeviendrait ce que Jules César l'avait jadis vue: la dernière ville des Allobroges aux confins du pays où vivent les Helvètes. La nuit était tout à fait venue, et s'épaississait. Il allait peut-être neiger sur le Salève. La lune, en tout cas, ne montrerait point son masque au ciel déjà couvert de mouvants nuages. On n'endendait plus que la bise, par intervalles, et l'Arve dont la rumeur continuelle monte, le soir, et grossit, pareille au piétinement d'une armée en marche. Dociles aux voeux de Charles-Emmanuel, le souffle du vent et le cours des eaux, enveloppant avec la nuit son armée invisible, conspiraient aussi contre Genève, bientôt silencieuse, aveugle, et tombée au sommeil. Il est vraisemblable que les troupes marchèrent sur Genève divisées en deux corps. Les escaladeurs de Brignolet, avec le matériel d'assaut, descendirent, selon nous, le cours de l'Arve par la rive gauche, puis Sienne, Pinchat et Carouge, pour entrer dans les terres de Genève aux Vernets, y franchir le pont, gagner les bords du Rhône à la Coulouvrenière, et remonter de là jusqu'aux fossés, sous le boulevard de l'Oie, à la faveur de la nuit et du murmure des eaux, lorsque le gros de l'armée savoyarde, venu par la rive droite de l'Arve (soit par Gaillard, Villette et Champel) se trouva massé à Plainpalais. Je suppose ce double itinéraire sur la comparaison qu'il est loisible à chacun de faire entre les chroniqueurs tant anciens que modernes, et Dieu sait qu'ils sont nombreux, de l'obscur Matthieu et du grand Agrippa d'Aubigné à nos auteurs genevois d'hier et d'aujourd'hui, sans oublier feu M. Anatole France, dont je crois qu'il serait opportun de lire chaque année dans nos écoles, à l'occasion de la fête de l'Escalade, les pages tranquilles et rapides: si la cuistrerie peut y relever quelques inexactitudes, à la vérité petites, quelle leçon de français pour les jeunes gens, et, pour les historiens, quel modèle de clarté, de style et de bonne grâce! Nous possédons ainsi beaucoup de pages précises, judicieuses, sur l'entreprise de M. de Savoie, et mieux encore que par l'histoire, nous avons appris l'Escalade par les chansons, singulièrement par l'admirable Cé qu'è lainô.

   
     
         
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